S’il est vrai que les jeux vidéo sont aujourd’hui le bien culturel le plus consommé dans les pays riches, les polémiques à son égard perdurent. Depuis le début de l’aventure vidéo-ludique il y a une trentaine d’années, ce secteur n’a cessé d’être la cible des médias classiques relayés par des consultants issus du milieu médical, policier, social ou psychiatrique. Trop violents, abrutissants, débilitants, montrant le mauvais exemple sont les principaux maux que l’on associe à la pratique des jeux vidéo. Dernier en date et correspondant à l’afflux des technologies modernes dans les foyers, la cyberdépendance est le nouveau cheval de bataille des défenseurs autoproclamés de notre jeunesse en perdition. Ne nions pas le fait que de nombreux parents, psychologues, médecins mais aussi gamers s’interrogent sur les rapports qu’entretient le joueur face au monde virtuel développé par les jeux vidéo. Ces derniers contribuent-ils, avec Internet, à créer un état d’addiction comme aiment à le souligner la majorité des médias ?

Tout d’abord, remontons ensemble à la source. Qu’est ce qu’une addiction ? Le petit Larousse nous donne la définition suivante : « Etat de dépendance vis-à-vis d’une drogue ». Reportons-nous logiquement à la définition de la drogue : « Substance psychotrope (qui modifie l’état et le fonctionnement du cerveau) naturelle ou synthétique qui conduit au désir de continuer à la consommer pour retrouver la sensation de bien-être qu’elle procure. » Avant d’ajouter : « Chose qui grise, intoxique l’esprit et dont on ne saurait se passer psychologiquement ».

La dernière partie de cette définition est importante car la notion de toxicité constitue la ligne de démarcation entre les différents intervenants sur le sujet de l’addiction aux jeux vidéo. Certains chercheurs sont amenés à classer le jv comme une drogue alors que d’autres réfutent ce positionnement.

J.C Matysiak, chef de service de la consultation en addictologie de l’hôpital Villeneuve St George en région parisienne (94), entre dans la première catégorie. Il reçoit de nombreux patients convaincus de rencontrer un problème à cause d’une pratique invasive des jeux vidéo à laquelle ils ne peuvent se soustraire. Le profil type est en général un adolescent ou un jeune adulte mâle. Pour J.C. Matysiak, le jeu vidéo agit comme une drogue du fait qu’il répond à trois facteurs chez l’individu : 1/ La recherche du plaisir, 2/ la quête de limites et 3/ la quête de l’isolement. Nous sommes dans le cas où le joueur est asservi par sa pratique et ne contrôle plus sa consommation. La dépendance l’oblige à augmenter les doses pour retrouver du plaisir. Il développe une dépendance psychique se traduisant par un appauvrissement de la vie affective, relationnelle et intellectuelle dû notamment à l’isolement. Isolement qui peut aboutir à certains effets secondaires physiques tels que l’amaigrissement et le manque d’hygiène corporelle. Manger ou se laver devient alors une corvée.

Sylvain Missonier, psychanalyste, partage ce point de vue : l’addiction au jeu vidéo doit être considérée comme une pathologie et le gamer accroc doit consulter immédiatement un psychologue qui peut aller jusqu’à lui proposer de l’hospitaliser après l’avoir catalogué de junkie vidéoludique. Pourquoi ne pas leur imposer comme traitement quelques séances de chocs électriques comme à la vieille et glorieuse époque où les camisoles chimiques n’existaient pas encore ?! Restons sérieux, car ces chercheurs s’appuient sur des théories fondatrices de la psychiatrie moderne, notamment le rapport à l’image comme une mise à distance des affects trop déstructurants. C’est ce rapport à l’image de soi qui peut conduire à une pathologie narcissique, c’est-à-dire à un dysfonctionnement du Moi.

Pour simplifier, le Moi agit comme un filtre entre l’inconscient et l’extérieur. Il permet de lutter et de maîtriser les pulsions de l’inconscient qui ne sont pas toutes convenables (sexe, violence, destruction…). Le Moi utilise des mécanismes naturels pour se défendre tels que le refoulement ou la sublimation (transformation d’une pulsion sexuelle en acte artistique par exemple) mais certains mécanismes non naturels relèvent de la pathologie (projection, identification, déni) dans le sens où ils nuisent à l’individu. En d’autres termes, le Moi est altéré et ne peut remplir à bien sa mission. Vous vous demandez peut être ce qui a bien pu se passer pour que votre Moi se comporte (peut être) de la sorte, permettant à ces brillants chercheurs de vous classer dans la catégorie des drogués ? Il y a une forte probabilité pour que vous ne vous en souveniez malheureusement pas, car cela s’est passé durant vos toutes premières années sur cette planète.
Cette altération du Moi résulte de traumatismes vécus lors de l’enfance et notamment du rapport entretenu avec vos parents : une cellule familiale rencontrant des difficultés telles qu’un père absent ou une mère dépressive ou bien, à l’inverse, certains parents se préoccupant trop de leurs enfants (trop présents ou attendant trop de leur progéniture en leur faisant apprendre à lire très tôt par exemple). Dans ces deux cas diamétralement opposés, le point commun est que l’enfant se retrouve trop tôt dans une position d’adulte, ceci entravant le processus œdipien fondamental à son évolution. (Œdipe est une étape de notre développement qui intervient vers l’âge de 3 ans.). Ces enfants gardent en eux de profondes blessures narcissiques, qui feront d’eux des rois à la recherche éternelle d’un « trône » à jamais disparu(d’après Michael Stora, psychanalyste et fondateur de l’observatoire des mondes numériques en sciences humaines).

Ces avis sont largement récupérés par les médias dits classiques comme la télévision ou les journaux, magazines qui adorent les raccourcis faciles. Sans vraiment se poser de questions, les unes des news sont traversées de temps à autres par des « affaires » où le jeu vidéo aurait pris le dessus sur son utilisateur le conduisant à commettre une faute irréparable. On se souvient de ce petit garçon tellement accroc à sa console de jeu qu’il a poignardé sa sœur qui refusait de la lui prêter. Toutes les sources d’information ont répandu cette triste nouvelle : mais où va-t-on si un petit garçon est tellement dépendant de son monde virtuel qu’il est capable de tuer pour le défendre ? Pas bien loin en fait puisque le lendemain le petit garçon en question s’est vu blanchi par sa propre mère qui a avoué avoir porté elle-même les coups de couteau. Je me demande tout de même si les policiers ont rendu la fameuse console au petit garçon pour le consoler…

Autre fait récent, ce jeune américain ayant tué sa mère qui voulait lui interdire de jouer au dantesque Live de Halo 3 (jeu dernièrement élu « jeu le plus joué de tous les temps sur le Live). Les journalistes ne relatent pratiquement rien sur la vie ou la personnalité de ce jeune. Encore une fois seul l’aspect psychologique est abordé : il a pété les plombs, trop de pression le jeu l’a rendu fou. Abus, dépendance, isolement sont évoqués. C’était pourtant un jeune homme normal. Morale de l’histoire : attention parents, vos enfants courent un danger, et vous aussi par la même occasion car peut-être un jour le gentil fiston va vous planter un couteau de cuisine entre les omoplates pendant que vous serez en train de lui préparer son repas ! Ben oui, fallait pas le menacer de lui confisquer sa console…

Sinon, rien sur ses relations avec son entourage, sa famille, les filles, ses centres d’intérêt personnel, sa situation économique, ce qu’il ressent lorsqu’il joue… Bref, des questions qui pourraient nous éclairer sur les racines sociales de sa conduite.

D’autres chercheurs trouvent cependant ces théories trop obtuses. Traiter l’addiction au jeu vidéo comme une pathologie réclamant des soins d’ordre psychiatriques peut concerner quelques rares cas mais ne peut englober la majorité des personnes cédant à leur passion vidéoludique. Si malaise il y a, mieux vaut se pencher sur des facteurs d’ordre social.

« Fais de ta vie un rêve, et d’un rêve une réalité » Antoine de St Exupéry.

Bien que les jeux vidéo répondent à toutes les caractéristiques d’une drogue (désir compulsif de consommer le produit, difficultés à maîtriser la consommation, désintérêt pour tout ce qui ne concerne pas le produit, poursuite de la consommation malgré la conscience des problèmes qu’elle engendre), il est un facteur clé de la définition qui ne colle pourtant pas : le jeu vidéo ne peut être catalogué de substance toxique. C’est sur ce dernier point que s’appuient des chercheurs tels que Yann Leroux, psychanalyste. Pour lui, le terme de toxicomane ou de drogué ne peut être associé à des personnes passant plusieurs heures par jour à jouer. Il est clair que si le jeu vidéo est présenté comme une drogue, il peut en être de même avec toute autre activité dans laquelle une personne s’investirait. Lecture, sport, cause humanitaire par exemple. A ce titre on peut se demander où se situe la frontière entre la passion et la drogue ? Le désir d’isolement, conséquence d’une pratique invasive, répondrait plus à des difficultés d’ordre social : problèmes d’intégration, peur du regard des autres, difficulté à communiquer avec sa famille, désir d’indépendance entravé par la précarité économique, etc…

Keith Bakker, directeur de la clinique Smith&Jones spécialisée dans le traitement des addictions, avoue que dans la plupart des cas de jeu compulsif, il ne s’agit pas de dépendance. Il s’appuie sur l’examen et le traitement de centaines de jeunes reçus depuis 2 ans dans sa clinique pour rejoindre Yann Leroux sur le point décisif que la pratique invasive des jeux vidéo est la conséquence d’un malaise social et non d’une dépendance à une drogue. Il conclue que ces jeunes souffrent surtout d’un manque de reconnaissance, d’amour et d’affection de la part de leurs parents ou même de leurs professeurs et entourage.

Ces jeunes se replient sur eux même car ils ne trouvent pas dans la société ce dont ils ont besoin. Les jeux vidéo pallient à ce manque. Il suffirait donc de remplir ce manque par autre chose pour éliminer la pratique… et la remplacer. Là réside le risque car un facteur nocif, comme l’alcool ou la drogue (la vraie cette fois-ci) peut prendre cette place libre. Le travail de ces psychologues tend à protéger leurs patients de tels risques et à les aider à renouer les fils de la communication qui ont été coupés. Proposer un cadre agréable où les gens se sentent bien, en confiance et des activités variés afin qu’ils s’investissent fait partie des moyens entrepris. Et cela à l’air de plutôt bien marcher aux vues des résultats obtenus.

Ces psychologues affichent clairement leur différence avec leurs collègues qui ont le tort de cantonner le joueur dans une catégorie de malades n’ayant finalement pas le choix pour s’en sortir que de se faire soigner. Keith Bakker a obtenu de bons résultats dans sa clinique en évitant d’utiliser les méthodes classiques de traitement de l’addiction.

Certains de ces psychiatres vont même jusqu’à trouver au jeu vidéo bien des aspects positifs pour les jeunes. Citons Serge Tisseron, psychiatre :

« Comme tous les jeux, les jv suscitent du plaisir, celui de remporter des épreuves, de découvrir des univers esthétiques et de mettre les joueurs en compétition. Ils permettent aux enfants d’exprimer symboliquement leur agressivité, de mettre en scène leurs angoisses d’abandon, de mort ou encore d’enfermement, de se familiariser avec elles et de les dépasser. »

Si certaines études anglo-saxonnes traitent du rôle positif des jeux vidéo dans le développement de la personnalité chez les adolescents, les avis divergent : la pratique du jeu vidéo, un vecteur de sociabilisation ou d’isolement ? Les relations virtuelles sont-elles aussi bénéfiques pour l’individu que de sortir de chez soi pour rencontrer des gens ? Les psys ont encore de longues journées de palabre devant eux.

Reste le dénominateur commun à tous ces avis : Internet et les jeux en ligne car ils sont la cible préférée des médias. Autrefois il était de bon ton que les FPS soient montrés du doigt pour leur contenu violent et leur pouvoir d’addiction. Aujourd’hui le MMORPG est monté sur la première marche du podium des jeux dangereux en termes d’addiction. Toujours selon les observateurs, les MMORPG répondent à l’appel de l’inconnu que l’on ressent lorsque l’on est jeune. Le désir de parcourir des territoires inexplorés a toujours motivé l’humanité. Sauf qu’aujourd’hui, les moyens de communication permettent de se rendre partout, même dans les coins les plus reculés de notre planète, la télévision, les photos et sites internet nous montrent tout avant même d’avoir quitté sa maison. L’effet de surprise en prend un coup, le frisson est moins intense. Les jeux vidéo offrent aux joueurs la possibilité de découvrir de nouveaux mondes issus de l’imagination des concepteurs, de croiser d’autres entités vivantes, de cohabiter et d’interagir avec elles. L’avatar, déguisement ultime, permet de se glisser dans sa seconde peau et de vivre sa vie d’homme libre… sur sa chaise devant son écran.

Pratique culturelle au Japon ou en Corée du Sud où des tournois de StarCraft (véritable jeu culte au pays du matin calme) sont organisés et retransmis à la télévision, pratique déviante en Chine où le gouvernement enferme ses jeunes web-junkies dans des camps disciplinaires pour les remettre dans le droit chemin, les jeux vidéo en Occident ne bénéficient pas d’une couverture médiatique objective décrivant à juste titre ce phénomène culturel majeur du XXIème siècle. Les références affectives et émotionnelles des gamers ne sont non plus jamais mises en scène par la télévision mises à part quelques rares chaînes spécialisées que l’on peut trouver chez certains fournisseurs Internet ou encore un nombre très limité de reportages ou brèves sur l’actualité vidéo-ludique. Comment expliquer que les publicitaires passent à côté d’une telle manne pour refourguer leurs produits aux adolescents ? Pourquoi ne leur parlent-ils pas de leur passion favorite ?

6 Millions de GTA IV vendus en une semaine, c’est du jamais vu, même pour Hollywood. Qu’en ressort-il, excepté la polémique, sur le contenu subversif du jeu ? Pas grand chose si ce n’est un projet de loi concernant l’étiquetage d’une mention avertissant du danger d’addiction sur les jaquettes de certains jeux vidéo. Projet vite abandonné suite à la mobilisation de l’association française de jeu vidéo et des professionnels du secteur.

Il serait temps que la société ouvre les yeux et considère les jeux vidéo comme une activité ludique normale en oubliant les stéréotypes d’antan. Source de raccourcis faciles pour les journaux télévisés et autres reportages de bas étage, justification de conduites amorales pour les politiciens et les médecins, qui sait si le jeu vidéo n’est pas le bouc émissaire moderne, dernier en date d’une longue série dont la télévision faisait partie il y a peu ? En attendant, les gamers sont suspectés d’être tels des junkies, accrocs à une pratique dont ils ne peuvent se libérer, malades, désœuvrés et isolés dans leur coquille virtuelle. Il suffirait pourtant d’élargir son champ de vision pour constater que la réalité est tout autre.